Le sang délié
Oannesia tombe et la
chute défile au ralenti sous mes yeux, tandis qu'un frisson me
parcourt la colonne. Elle est à terre... et rien... plus rien
autour ne bouge... le temps s'est arrêté dans son
effondrement... rien ne vient rompre le silence... un silence de mort
règne sur la clairière... pas même le cri d'un
oiseau de mauvaise augure.
Mon coeur se serre. Dans
mes yeux, ce n'est pas Oannesia, mais ma mère... le teint si
pale... c'est la vie qui se dérobe de ses veines.
Agir... vite. Le temps
presse. Euthéria et Thio la soulèvent et l'allongent à
quelques mètres, posant délicatement sa tête sur
une pierre recouverte de mousse. Je cours à la source, près
du chêne, l'eau de vie est claire et limpide comme les
explications que je n'ai jamais données. Je n'ai jamais voulu
me justifier.
Ma coupe pleine, je retourne près de ma soeur, l'asperge de quelques gouttes, puis humecte ses tempes... l'eau glisse sur la peau de sa nuque, fine et transparente. Elle ouvre les yeux me gratifiant d'un merci du regard qui me prend par surprise. J'ai lu le désespoir tant de fois dans ses yeux, son mutisme, ses reproches muets. Son silence me rendait brutale. Je n'acceptais pas qu'elle ne se défende pas. Ce regard qu'elle m'offre à cet instant, je ne lui connaissais pas... si beau... mais de ma bouche, ne sortira aucune parole de réconfort. Je ne sais pas être tendre.
Je porte le calice à ses lèvres et Oannesia boit avidement. Dérisoires paraissent les sentiments qui me lient à ma soeur. Dans l'urgence du moment, il n'y a que la force du sang qui parle. Le sang de Maman. J'ai tissé de mes mains le cordon ombilical me reliant à ma mère, du fil de fer barbelé, pour devenir le centre de la toile des liens qui se tissaient autour d'elle. Inconsciemment au départ, je pense avoir cousu le voile des illusions, pour complaire, pour me nourrir de son amour dont j'avais tant besoin.
Ce fil est brisé
aujourd'hui et ce sont mes soeurs qui me relient à elle. En
mourant, elle m'a offert la clé du trésor que je
n'avais jamais ouvert, le mien, celui de mon essence plus odorante
que la myrrhe, de mon être aussi vaporeux que l'encens, de mes
rivalités intérieures faites d'or et de ténèbres,
les joyaux d'une connaissance qu'elle m'avait offerte sans que je la
comprenne. Il m'avait fallu sa mort pour ouvrir les yeux, son deuil
pour comprendre. C'est dans les reliques qu'elle m'a laissées
que j'ai appris à exister.
Oannesia veut se relever.
Je la maintiens au sol et prend sa main dans la mienne dans un
sourire. Peut-être le premier... Sa main s'ouvre abandonnée...
ses doigts se déploient sans résistance.
Soudain, je la sens se
crisper. Elle retire sa main et pointe quelque chose dans les arbres.
Je ne vois rien que les feuilles. J'essaie de trouver des mots
apaisants pour la calmer.
Thio et Saéna déjà
se précipitent vers les buissons.